Les relations culturelles et scientifiques entre Turquie et France au XXe siècle

Ecole Normale Supérieure - salle des Actes - escalier A - 1er étage  -  45 rue d'Ulm  -  75005 Paris

Colloque Jean Deny, organisé dans le cadre de la Saison de la Turquie en France, en collaboration avec le Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques

Les échanges intellectuels entre la France et la Turquie sont imbriqués dans la trame des préoccupations diplomatiques et économiques qui traversent les deux pays au XXe siècle. Sans tomber dans une vision unilatérale des transferts culturels, il est bien clair que les termes de l'échange structurent une relation de nature dissymétrique : sous la IIIe République, La France est engagée dans un impérialisme universitaire à grande échelle, qui trouve en Turquie un terrain favorable et une puissante demande sociale. L’avènement de la Turquie républicaine marque néanmoins une inflexion importante : les Turcs revendiquent leur indépendance non seulement politique mais aussi culturelle, et savent jouer de la diversité de « l’offre culturelle » occidentale pour mieux s’intégrer au jeu de la diplomatie internationale. Les « usages publics de la Turquie en France » s’en trouvent en retour profondément altérés.

Argumentaire

Sans tomber dans une vision unilatérale des transferts culturels ni reconduire une lecture figée et passéiste de la notion d' « influence », on verra que les termes de l'échange culturel et intellectuel entre la Turquie et la France au XXe siècle reposent sur une structure de relations inégalitaires mais évolutives, façonnées par les rapports de force diplomatiques et économiques qui traversent la période.L’économie des échanges franco-turcs : diplomatie scientifique et pratiques culturelles

On se propose d’étudier les trajectoires du savant, militaire, diplomate, écrivain français en Turquie et de réinterroger la problématique de l'essentialisation orientaliste, telle qu'elle s'opère dans un contexte non-arabe, et qui plus est, à partir des années 1920, kémaliste, c'est-à-dire occidentaliste. En retour, on se demandera comment la « Turquie nouvelle » est perçue et représentée en France. On se focalisera sur les pratiques, plutôt que sur les discours, pour repenser, à l’épreuve de la turcité, la construction supposément occidentale de la réalité « orientale ».

Sous la IIIe République, les universitaires français sont enrôlés dans une stratégie mondiale de déploiement de la «science française » ; s’ils trouvent en Turquie, ottomane puis républicaine, un terrain favorable, ils leur faut néanmoins tenir compte du bouleversement qui résulte de l’apparition d’un nouvel Etat sur la scène internationale, soucieux de défendre son intégrité politique, et jaloux de son « indépendance culturelle» : la Turquie républicaine. Après la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman, « la place de la France » en Turquie et les échanges culturels et scientifiques entre les deux pays se négocient à l’ombre des rivalités internationales.

Le surgissement de la « Turquie nouvelle » modifie également la place des études turques dans la division du travail scientifique en France ; il transforme de même les « usages publics de la Turquie en France », suscitant une curiosité renouvelée et contredisant l’indistinction réductrice d’un « orientalisme » amorphe et atemporel. La turcologie française, au moment où elle s’autonomise comme discipline à part entière, est ainsi, paradoxalement, à la fois redevable d’une tradition d’érudition scientifique fort ancienne et tributaire de catégories nouvelles, savantes et profanes, dans lesquelles les Français viennent à éprouver  l’altérité turque.

Jean Deny (1879-1963), orientaliste  et turcologue ;  scientifique, expert et administrateur

La trajectoire du turcologue Jean Deny (1879-1963) offre un cadre de réflexion intéressant pour aborder les relations culturelles et scientifiques entre la Turquie et la France dans les deux premiers tiers du XXe siècle. Après avoir servi comme drogman, puis comme vice-consul, à Beyrouth, Jérusalem, Tripoli de Syrie et Marache (1904-1908), où il assiste à la révolution jeune turque, Jean Deny est appelé, à Paris, pour prendre la succession de Casimir Barbier de Meynard, à la chaire de turc de l'Ecole Spéciale des Langues Orientales Vivantes.

Tout au long de son professorat (1908-1949), il est le témoin des changements qui affectent la Turquie ottomane, puis républicaine, où il retourne régulièrement : en tant que militaire pendant la Première Guerre mondiale (aux Dardanelles en 1915, puis comme officier interprète, avec le corps d’occupation français à Constantinople) ; en tant que linguiste, régulièrement invité par les universitaires turcs.

Auteur en 1921 d'une Grammaire de la langue turque. Dialecte osmanli, qui assoit sa réputation de philologue, il joue un rôle essentiel dans l'autonomisation disciplinaire et institutionnelle de la turcologie française. Au cours de sa longue carrière, il forme de nombreux savants, parmi lesquels Edmond Saussey, Roger Lescot, Maxime Rodinson, Claude Cahen, Irène Mélikoff, Louis Bazin, Robert Mantran, Marcel Colombe, Jean-Paul Roux, Bernard Lewis.

Homme de la Troisième République, administrateur de l’Ecole des Langues orientales entre 1938 et 1949, Jean Deny est un pivot de l'orientalisme français, tant dans ses aspects diplomatiques, coloniaux, militaires que dans l’ordre de l’érudition.

Coopération scientifique et transferts culturels. Quelques pistes de réflexion

  • A. Analyser les séjours de recherche des « spécialistes » de la Turquie (Jean Deny, Edmond Saussey, Ernest Chaput, Albert Gabriel, Robert Mantran, Louis Bazin) ; identifier les missions d'enseignement des savants et experts français en Turquie (Georges Dumézil, Célestin Bouglé, Henri Prost, Louis Massignon) ; caractériser le rôle des interlocuteurs, traducteurs, et lecteurs de la France en Turquie (Ziya Gökalp, Fuat Köprülü ; Selim Nüzhet Gerçek, Adnan Adıvar, Fazıl Ahmet Aykaç, Reşit Safet Atabinen, Hasan Âli Yücel) : poser, en somme, la question des passerelles et des passeurs disciplinaires, sonder la mobilité des hommes et des objets plutôt que des idées ; préciser le rôle des acteurs français et turcs – médiateurs de la France en Turquie – dans les transferts de connaissance scientifique et dans la fabrique des disciplines en Turquie (histoire, sociologie, philosophie, linguistique, urbanisme), approcher ce qu’il y a d'altération et de réinvention dans ce commerce matériel et symbolique des choses et des hommes.
  • B. Isoler le cas spécifique de certaines disciplines particulièrement sensibles (science militaire, géographie, archéologie). On n’oubliera pas que les transferts culturels ne sont pas l’apanage des hommes de science et des temps de paix et que les militaires y prennent leur part, lorsque la Turquie devient le lieu de la confrontation armée ou dans la préparation de la guerre qui vient. L'archéologie de même impose sur le terrain turc une forme subtile de diplomatie, entre le souci de mettre en valeur les artefacts de l’antiquité classique ou tardive – c'est-à-dire antérieurs à l’arrivée des Turcs en Anatolie – et la nécessité, pour ce faire, de se concilier les autorités de la Turquie nationaliste. On tiendra compte de cette omniprésente « projection  déformante » dont le regard sur la péninsule micrasiatique est si fortement imprégné de géographie strabonienne : « asianisme », plutôt qu’ « orientalisme », qui pousse si souvent les praticiens français, archéologues, mais aussi militaires et voyageurs, à déchiffrer l'espace anatolien selon les taxinomies hellénistiques. S'impose à cet égard l'étude de trajectoires discordantes, telles celle d'Albert Gabriel, « inventeur », au côté des Turcs, de l’architecture turque d’Anatolie, et inamovible directeur de l’Institut d'archéologie de Stamboul (1930).
  • C. Revenir sur le territoire français et saisir en quoi le turcologue français est un médiateur de la Turquie en France : définir la fonction sociale du turcologue en son royaume. Détailler les « vocations » – expertise juridique et commerciale, traduction, renseignement militaire, conseil diplomatique, vulgarisation scientifique – qui, parallèlement à l’érudition philologique et à l’analyse historique, incombent aux « spécialistes » du fait turc. Poursuivre, parallèlement (mais ce sont parfois les mêmes), les hommes de lettres, publicistes, journalistes, vulgarisateurs, français ou turcs, qui façonnent la représentation française de la réalité turque.
  • D. Tracer, enfin, l'histoire de la turcologie française : histoire d'une discipline scientifique, en quête d’autonomie disciplinaire et de légitimité universitaire, avec ses accessoires (grammaires, dictionnaires, chrestomathies, manuels scolaires), ses figures tutélaires (Casimir Barbier de Meynard, Jean Deny, Irène Mélikoff, Louis Bazin, Robert Mantran, Jean-Paul Roux), ses figures impétrantes (Lucien Bouvat, Edmond Saussey, Marcel Colombe) ; avec ses postes (les chaires de langue et de civilisation turques à l'Ecole spéciale puis nationale des Langues orientales vivantes) et ses institutions (l’Institut d’archéologie de Stamboul, à partir de 1930 ; le Centre d'études turques, créé en 1935 ; l'Institut d'Etudes Turques, fondé en 1960). Dans quelle mesure l’apparition de la « Turquie nouvelle » sur la scène internationale affecte-t-elle la définition sociale et intellectuelle de la turcologie en France et la position de cette discipline dans la division nationale de l’activité universitaire ?

Programme

Vendredi 26 mars 2010

8h45 : accueil des participants
9h-10h30 : Ouverture du Colloque
  • Monique Canto-Sperber (ENS)
  • Nathalie Clayer (CNRS-EHESS)
  • Jacques Legrand (INALCO)
  • Huguette Chuvin (Saison de la Turquie en France)
  • Nora Seni (IFEA)

Allocution d’ouverture par Ilber Ortayli (Musée de Topkapi, Istanbul)

Présentation du colloque. Emmanuel Szurek (EHESS)

10h30-10h45 : pause café

I. La circulation des savoirs et des savants français dans la Turquie contemporaine
Trajectoires de scientifiques français en Turquie

Président de Séance : Francis Prost ( Paris I)

10h45-12h30
  • Albert Gabriel et les Turcs (1908-1956). Pierre Pinon (INHA)
  • Dumézil . Un Loki en Turquie ? en Turquie (1920-1970). Alexandre Toumarkine (IFEA)
  • Léon-Henry Prost en Turquie : légendes, vecteurs d’influence et ombres au rayonnement (1937-1951). Jean-François Pérouse (Université Galatasaray, Toulouse II, IFEA) 

Discussion

Courants de pensée et appropriations disciplinaires

Président de séance : François Georgeon (CNRS-EHESS)

14h-15h45

  • Le positivisme et son héritage en Turquie (1895-1923). Enes Kabakçi (Université d’Istanbul)
  • L’essor du bergsonisme en Turquie: une lecture de la guerre d’indépendance à travers la revue Dergâh (1921-1923). Dilek Sarmis (IFEA)
  • Entre Obst et Chaput: influences européennes et création de l’école turque de géographie (1915-1943). Nicolas Ginsburger (Paris X)

Discussion

15h45-16h : pause café

II. Science et diplomatie. Coopérations scientifiques et rivalités internationales
A l’ombre des tensions européennes. Militaires et archéologues français en Turquie

Président de Séance : Gilles Pécout (ENS-EPHE)16h-18h30
  • La fondation de l’Institut d’Archéologie de Stamboul (1930-1932). Jacques Thobie (Paris VIII)
  • La présence archéologique française en Turquie (1912-1939). Nicole Chevalier (Musée du Louvre)
  • Une obsession allemande dans le savoir militaire français sur l’armée ottomane et turque (1885-1939)?  Loubna Lamrhari (Montpellier III)
  • Mobiliser les compétences linguistiques et culturelles. L’organisation du service de langues dans l’armée française en Orient pendant la Première Guerre mondiale. Francizka Heimburger (EHESS)

Discussion

Samedi 27 mars 2010

9h15 : Accueil des participants Français dans l’Université turque

Président de Séance : Francis Richard (BULAC)

9h30-10h45

  • Le grand bluff ? Une "diplomatie universitaire" française en Turquie (1910-1940). Guillaume Tronchet (Paris I)
  • Français, Allemands et Suisses dans la réforme de l’Université turque (1908-1933). Günce Berkkurt (Paris X) 

Discussion

10h45-11h : pause café

III. Autour de Jean Deny : pratiques profanes et savantes de la Turquie en France. De l’Orient à la « Turquie nouvelle » : inventaires

Président de Séance : Pierre Chuvin (Paris X)

11h-12h10

  • Les voyageuses d’Anatolie. Journalistes et reporters françaises dans la Turquie d’Atatürk. Timour Muhidine (INALCO)
  • Un journaliste en Turquie : Paul Gentizon (1922-1928). Olivier Decottignies

Discussion

De l’orientalisme à la turcologie. La genèse sociale et intellectuelle d’une discipline

Président de Séance : Gilles Veinstein (Collège de France, EHESS)

14h30-16h15

  • La turcologie avant Jean Deny : la place des drogmans. Gilles Veinstein (Collège de France, EHESS)
  • Une galaxie en action : autour de la famille Deny-Basset. Guy Basset (professeur de Philosophie)
  • Jean Deny, la Turquie et la turcologie française (1908-1949). Emmanuel Szurek (EHESS, Paris)

Discussion

16h15-16h30 : pause café

La turcologie française après Jean Deny

Président de séance : Jean-Louis Bacqué-Grammont (CNRS, Société asiatique)

  • Robert Mantran et l’histoire d’Istanbul. Edhem Eldem (Université Bogaziçi)
  • Atlantisme et érudition. Dans les coulisses des Philologiae Turcicae Fundamenta (1951-1963). Günes Isiksel (Collège de France)

Discussion

17h45 : Allocution de clôture par Nora Seni (IFEA)

Date
  • du vendredi 26 mars 2010 à 09h au  samedi 27 mars 2010 à 18h30
Contacts

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