Éditorial de la Lettre de l'École n°10, février 2007

Depuis le jour de sa mort, le mardi 9 janvier, beaucoup a déjà été dit, et si bien, sur Jean-Pierre Vernant et son œuvre, sur ses parcours d'intellectuel combattant, révolté par toute forme d'oppression et d'ignorance, sur une personnalité merveilleusement chaleureuse. Cette énergie, qui attirait à elle amis et élèves, a rayonné dans le monde scientifique et bien au-delà, parmi tous ceux et celles, en France et partout ailleurs, qui se nourrissent d'une réflexion sur la culture, le langage, la politique, sur l'humanité en général comme être historique perpétuellement en train de se faire et de se découvrir. Plusieurs générations ont pu penser, travailler et tout simplement vivre une vraie et longue aventure grâce à sa présence exigeante qui nous rendait plus intelligents et plus lucides. Nous savons que nos souvenirs et ses écrits nous y aideront très longtemps encore.

Ici, au-delà de l'émotion que nous partageons, il convient de redire à quel point son engagement dans la vie de l'École, où il est entré en 1958, a été décisif et exemplaire. Il a réalisé avec constance, dans une sorte d'évidence qu'il savait généreusement transmettre, ce que l'École voudrait être. La Grèce ancienne - avec quelques escapades dans d'autres mondes anciens - a été son terrain de choix : elle est devenue grâce à lui, qui refusait toute frontière intellectuelle, beaucoup plus que la Grèce. En la plaçant dans un horizon universel, il a su refonder ce que nous pouvons dire sur l'histoire, sur la manière dont se constituent et se transforment les sociétés, les religions, la poésie, l'art, la perception que les individus ont d'eux-mêmes. Il a renouvelé notre approche des luttes et des crises qui façonnent les cultures. En se donnant cet objet, en se laissant surprendre par lui, en s'attachant à le comprendre en respectant sa densité, en entrant dans ses paradoxes, en pénétrant jusqu'à ses traits les plus ténus que la science en place ignorait, il venait de loin. Dans un moment historique où il s'agissait à la fois de reconstruire un pays et de rebâtir un univers des savoirs, il s'est arraché à la fois à une tradition d'érudition académique soucieuse seulement d'établir des faits ponctuels et au discours convenu sur le « miracle grec ». La psychologie historique de Meyerson et la sociologie du droit de Gernet lui en ont fourni les outils. La science que Jean-Pierre Vernant a créée était d'emblée ouverte à des approches inédites ou tenues en marge. Jamais il n'a cessé – et c'est là la grande force de sa pensée – d'expliciter les questions générales qui rendaient intelligibles les objets qu'il savait découvrir. Sa formation et son exigence philosophique, sa discussion prolongée avec la conception marxiste de l'histoire, lui ont permis de donner du sens aux phénomènes historiques qu'il abordait, en mettant en perspective l'extrême complexité des mythes, de la tragédie, des pratiques sacrificielles ou de la représentation de soi. La fécondité de ce goût théorique tenait à une capacité étonnante à découvrir des liens et des contrastes entre des dimensions éloignées de la culture, et à dépasser les limites des disciplines traditionnelles. Ici et dans beaucoup d'autres lieux, il a fait école, d'une manière exemplaire aussi, puisqu'il a su se former auprès de ses propres élèves, non seulement en accompagnant leurs trajets, mais en renouvelant à travers eux son regard sur le domaine qu'il avait lui-même ouvert. Leur peine est très grande et nous la ressentons tous. Dès aujourd'hui, nous engageons la réflexion sur la meilleure façon, pour l'École, de rendre hommage, dans les mois qui viennent, à l'une de ses plus grandes figures. Nous serons, bien entendu, partie prenante de la manifestation annoncée à la Bibliothèque nationale le 30 mars prochain.

Date
  • le jeudi 1er février 2007

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