Depuis les années 1990, l’écoute a fait l’objet d’un intérêt croissant, que ce soit dans la perspective de son histoire sociale, de ses supports techniques ou de ses enjeux philosophiques. Un champ — qui n’a certes rien d’homogène et qui ne se laisse pas contenir sans reste au sein de ce qu’on appelle désormais les sound studies — s’est constitué au fil de travaux comme ceux de James H. Johnson (Listening in Paris, 1996), Peter Szendy (Écoute, une histoire de nos oreilles, 2001), Jean-Luc Nancy (À l’écoute, 2002), Jonathan Sterne (The Audible Past, 2003) et, plus récemment, Martin Kaltenecker (L’Oreille divisée, 2010), Michael Bull (Sound Studies, 2013) ou Veit Erlmann (Reason and Resonance, 2014).
Il y a donc un renouveau de la question de l’écoute. Et cette attention récente portée à l’écoute dit sans doute quelque chose des mutations que traversent nos pratiques contemporaines de musicien·ne·s, musicologues, chercheur·e·s, scientifiques, artistes, mélomanes, internautes…, bref, de sujets écoutants en général.
C’est toutefois de manière plus spécifique que le sixième numéro de la revue Transposition entend relancer ce questionnement. En plaçant ce numéro sous le signe des lignes d’écoute, il s’agit en effet avant tout de se pencher sur un contexte qui invite à repenser l’écoute : à savoir celui du développement à grande échelle, dans la seconde moitié des années 2000, de l’écoute en ligne. Alors qu’elle a longtemps renvoyé à des comportements d’auditrices et d’auditeurs relativement marginaux sous la figure de l’amateur ou amatrice de musique « pirate » inquiétant l’ensemble de l’industrie musicale, l’écoute sur des plateformes numériques est aujourd’hui le moyen d’accès que privilégie un nombre croissant d’auditeurs et auditrices. Tout comme le disque ou la radio en leurs temps, le streaming serait-il devenu la forme contemporaine, ubiquitaire et totalisante, du « musée musical » ? Quoi qu’il en soit, la stabilisation des pratiques et des supports numériques d’écoute signale des enjeux autant technologiques et industriels qu’économiques, politiques ou culturels.
Au-delà du déplacement de la musique vers de nouveaux formats, ce numéro voudrait aussi interroger la nature et la portée des mutations sensibles de l’écoute. Quels peuvent être les effets du numérique — entendu comme un vaste mouvement d’informatisation des objets musicaux en même temps qu’une socialisation à grande échelle de l’informatique — sur l’écoute et sur les corps écoutants ? L’enjeu, réside notamment dans le caractère prescriptif des formats et des opérations sur lesquels les plateformes comme Youtube, Spotify, Deezer ou Rdio reposent.
En ce sens, parler de lignes d’écoute revient également à suggérer que lesdites plateformes, loin d’être de simples supports techniques, sont en train de construire ou de consolider des lignes de conduite auditives, c’est-à-dire un (ou des) régime(s) d’écoute. On cherchera à en retracer la généalogie en pouvant remonter bien en deçà de l’avènement de la diffusion numérique et du streaming proprement dits. L’étude des anciens salons ou de l’art de la conversation pourrait par exemple éclairer des phénomènes comme ceux de la recommandation automatisée en ligne (« X aime… » comme invitation à l’écoute) ou du chat. L’histoire des formats (telle que l’a entreprise Jonathan Sterne dans Mp3. The Meaning of a Format), l’histoire des formes d’exposition et de diffusion de la musique (l’évolution de la programmation du concert, de la grille radiophonique ou de l’album discographique jusqu’à l’échange via bluetooth sur les téléphones portables en Afrique subsaharienne) ou l’histoire des genres musicaux associés aux médias audiovisuels (vidéo-clips, expériences interactives, etc.) semblent également susceptibles de constituer des mises en perspective fécondes pour comprendre les enjeux de l’écoute sur ces nouveaux supports.
Ainsi, l’ambition de ce numéro est de réinscrire dans une ou plusieurs lignées généalogiques ce qui arrive avec la massification des pratiques d’écoute sur des plateformes ou des supports mobiles. On pourrait se demander si, réinscrites dans le temps long de l’histoire, les expériences de l’écoute en ligne ne signalent pas l’émergence d’une culture musicale et de publics de la musique nouveaux. Au bout du compte, cette longue durée permet sans doute de comprendre, d’interroger et peut-être de déplacer les nouvelles lignes de partition de l’écoute, c’est-à-dire les répartitions et les frontières qui s’instaurent sous le signe apparemment neutre et neutralisant du « partage ». Certes, la constitution de playlists, la navigation dans d’immenses bases de données de sons ou le simple fait de « liker » sont autant de gestes qui appellent, plus que jamais, à échanger nos écoutes. Mais ne soulèvent-ils pas plus généralement la question du partage comme tel, dans le double sens de ce mot, à savoir la division autant que la mise en commun ?
Les lignes de partage dont il s’agit, en somme, ce sont celles de nos sensibilités, depuis les expériences d’écoute que configurent les médias numériques contemporains.
Les propositions d’articles (en français ou en anglais), incluant une présentation de la méthodologie de recherche et des principaux résultats, devront être adressées avant le 15 octobre 2015 à l’adresse suivante : transposition.submission@gmail.com. Les articles seront à rendre le 30 janvier 2016.