En avril 1983, le magazine Stern suscita une émotion mondiale en annonçant la découverte et la publication des journaux intimes inédits d’Adolf Hitler. Supposé avoir été tenu entre 1932 et 1945 et receler des informations susceptibles de modifier substantiellement l’histoire du IIIe Reich, le journal était en réalité un faux grossier. L’histoire des faux carnets de Hitler est donc une simple histoire d’escroquerie, mais elle nous dit beaucoup sur le rapport que nous entretenons avec les sources intimes ou privées – celles où l’acteur historique parle à la première personne. Nous : les historiens mais aussi, dans un même mouvement, tous ceux que le passé intéresse, qui entretiennent un lien avec lui. La publication, en 2008, du Journal, cette fois parfaitement authentique, de Hélène Berr confirme assurément cette assertion. Le succès remarquable rencontré par ces journaux intimes relatant la vie quotidienne d’une jeune juive parisienne au temps de la « solution finale » n’est nullement dû aux notations susceptibles de modifier le « grand récit » de la persécution des juifs en France : les écrits d’Hélène Berr n’en contiennent pas. Ce qui a été déterminant, c’est la capacité de l’auteur à se constituer de manière posthume comme une figure idéale dans lequel le public, plus d’un demi-siècle après Anne Frank, pouvait s’identifier et grâce à laquelle il pouvait parvenir à une compréhension renouvelée, car empathique, de l’événement.
Pour cette première séance exceptionnelle de séminaire sur les écrits intimes ou privés, l’équipe Histoire et historiographie de la Shoah (CRH-GEHM, EHESS-CNRS) a choisi de se focaliser sur les sources privées des bourreaux. A travers une série de cas, il s’agira de comprendre à la fois les différents apports de ces sources inédites et les problèmes méthodologiques qu’ils posent – en particulier quand il s’agit d’évaluer leur degré de sincérité. Le succès des Journaux intimes de victimes de la Shoah nous le montre bien : ce que nous cherchons à percer, c’est l’individu dans ce qu’il a d’irréductible, à la fois singulier et universel. L’intensité de notre attention n’est pas moins grande pour les journaux de bourreaux, mais elle fonctionne sur un mode spécifique : nous cherchons à débusquer l’individu derrière ou malgré ses crimes pour savoir s’il est encore possible d’être un individu quand on est un si grand criminel. En d’autres termes, nous testons la possibilité d’une discordance entre la personne agissante et son moi intime auquel ces sources nous permettent, croit-on, d’accéder. Ce test est voué à échouer. Ce dont il est le signe, c’est de notre incrédulité devant les discours nazis : nous n’arrivons pas à croire que les acteurs historiques croyaient ce qu’ils disaient, ni que leurs paroles pouvaient informer leur action. Leur action, que nous nous accordons à juger monstrueuse, et leur discours, que nous haïssons et qui, pour cette raison même, nous demeure impénétrable ou étranger, fonctionnent comme un couple cohérent que nous n’avons de cesse, pourtant, d’interroger : c’est sans doute que, de manière ultime, il met en défaut les représentations que nous nous faisons ce qu’est un homme.