L'incapacité dans la philosophie et les sciences sociales

Institut Protestant de Théologie  -  83, boulevard Arago  -  75014 Paris

Présentation

Autant la notion d’incapacité dispose d’une dénomination bien fixée dans les disciplines juridiques, du moins en droit français, autant elle reste une notion encore largement exploratoire en philosophie et dans les sciences sociales, à la différence de la notion de capacité ou de capabilité (chez A. Sen par exemple). Mais on ne peut réfléchir sur l’incapacité en elle-même sans la réduire au simple antonyme de la capacité. Certes, des notions apparemment connexes à celle d’incapacité comme celles de vulnérabilité ou de fragilité sont mobilisées en philosophie éthique ou en sociologie morale et notamment dans ce qui a trait aux théories du care. L'objectif de cette journée d'études qui réunit des sociologues et des philosophes vise à donner une véritable enveloppe conceptuelle à la notion d'incapacité à la faveur de distinctions opératoires.

Programme

Journée d’étude du Fonds Ricœur/EHESS, 16 avril 2014
  • 9:30 Johann Michel – L’incapacité. Analyse phénoménologique et sociologique
  • 10:30 Cyndie Sautereau – Le souci des autres comme réponse à l’incapacité
  • 11:30 Marc Breviglieri – Fatigue corporelle et communication altérée : quelle relation d’aide et de soin ?
  • 12:30 Déjeuner
  • 13:30 Joan Stavo-Debauge – Repenser la rencontre, l'expérience et l'hospitalité aux travers de leurs  limites, ou quand recevoir c'est pouvoir encaisser
  • 14:30 Laura Centemeri et Gildas Renou – Incapacité de raisonner et capacité de résonance. Premiers jalons d'une exploration sociologique 
  • 15:30 Ernst Wolff – Qui s’organise ? Capacités et incapacités de l’homme organisationnel. Un plan de recherches
  • 16:30 Conclusion

Résumés

Johann Michel (EHESS/CEMS, IUF, Université de Poitiers), L’incapacité. Analyse phénoménologique et sociologique

La contribution se présente comme une clarification conceptuelle de la notion d’incapacité, à mi-chemin de la philosophie et des sciences sociales. Dans un premier temps, il s’agit d’opérer  phénoménologiquement une série de distinctions entre incapacité corrélative, incapacité relative et incapacité absolue, seule cette dernière faisant signe vers la notion de vulnérabilité. Dans un second temps, il s’agit de déplier la dimension proprement sociale de l’incapacité à travers une réflexion sur les médiations intersubjectives et institutionnelles. La contribution s’attarde pour finir sur la possibilité de transférer analogiquement à des groupes des formes d’incapacité que l’on pense généralement à la seule échelle individuelle, fut-elle socialisée.

Cyndie Sautereau (Chercheure postdoctorale, Fonds Ricœur), Le souci des autres comme réponse à l’incapacité 

Prenant appui sur les théories du care, nous envisagerons « l’incapacité » d’un point de vue relationnel. Notre regard se portera ainsi moins sur l’incapacité en elle-même que sur la relation aux autres qu’elle implique : une personne dans l’incapacité de satisfaire elle-même certains de ses besoins fondamentaux nécessite que quelqu’un se soucie (care) d’elle. L’incapacité ne peut donc être comprise que dans le cadre de la relation de dépendance qu’elle implique.
Généralement associée à la maladie ou à des troubles dus au grand âge, une telle conception incapacitaire de la dépendance fait cependant face au risque de la réduction à une perception négative et à une stigmatisation à la fois des personnes dont la puissance d’agir est diminuée et de ceux qui en prennent soin. Or, au stigmate lié à l’incapacité nous voudrions opposer la double responsabilité – morale et politique – à se soucier des autres à laquelle celle-ci nous enjoint, double responsabilité qui repose sur le caractère essentiel pour la vie humaine de la capacité de care.
L’incapacité nous appelle en effet à une responsabilité morale envers ceux qui en souffrent mais également à une responsabilité politique envers ceux qui prennent soin de ces personnes. Dans la ligne des travaux d’Eva Feder Kittay notamment, nous voudrions ainsi montrer qu’à l’incapacité répond la capacité morale de se soucier de l’autre dont la vie est empêchée – c’est-à-dire de faire attention à lui et d’en prendre  activement soin – et la capacité politique de soucier de ceux qui s’occupent des personnes présentant des incapacités – c’est-à-dire de nous assurer, en tant que société, qu’ils sont en mesure de prendre soin de ceux dont ils ont la charge sans être écartés pour autant de la sphère publique. Se trouvent bien ici en jeu des capacités de care qui, engageant notre rapport à l’autre, proche ou lointain, sont relationnelles.
Mais ces capacités de care ne s’avèrent pas être uniquement une réponse aux vies marquées par une incapacité effective, elles représentent plutôt le soutien nécessaire à toute vie humaine. Contre une vision limitative de l’incapacité que l’on circonscrirait aux seules personnes ayant des troubles physiques ou psychiques et dont le handicap est peut-être une des figures les plus prégnantes, il nous semble important de replacer l’incapacité sur le continuum d’une vulnérabilité humaine plus fondamentale qui ne peut se passer des relations de care. À cet égard, l’incapacité devient le signe d’une vulnérabilité que nous partageons tous en tant qu’êtres humains incarnés et toujours enchâssés dans un réseau de relations dont la plus fondamentale est la relation de care. L’incapacité nous rappelle en effet que l’actualisation de nos pouvoirs n’est pas garantie et que cette dernière dépend fondamentalement de relations de care. Le développement, la restauration, la palliation mais aussi tout simplement le maintien des capacités d’agir nécessitent du care.
À partir de cette reconnaissance du caractère fondamental de la capacité de care, nous voudrions finalement ouvrir le dialogue avec un penseur majeur de l’agir humain, Paul Ricœur, en questionnant, plus particulièrement, sa conception de l’homme capable. Les différentes capacités humaines que Ricœur décline et déploie (capacité à dire, à faire, à se raconter, à être responsable) ne sont-elles pas au fond soutenues par la capacité de care dont dépend, du début à la fin de sa vie, le soi ?

Marc Breviglieri (HETS Genève), Fatigue corporelle et communication altérée : quelle relation d’aide et de soin ?

Il s’agira dans cette communication de questionner des situations d’aide apportée aux sans-abri dans lesquelles ces derniers sont tout particulièrement affectés par leur état de fatigue. Mon propos s’inscrira dans le fil d’une enquête sur les difficultés pratiques rencontrées par les équipes du Samu social de Paris lorsque la corporéité du sans-abri est si rétive et peu malléable, si peu disposée affectivement au soin, que les bases mêmes de la relation sont déstabilisées. Un enjeu de l’intervention se tient alors dans la potentialisation même de celle-ci, puis dans la possibilité de l’exercice d’une violence exercée dans une situation relationnelle profondément asymétrique. Comment alors, entre l’horizon de la protection de la personne et celui de l’activation des capacités individuelles, ouvrir une analyse de la dimension du soulagement, ou du moins d’un mieux-être (dont la nature serait à discuter) ? Comment s’inscrit celle-ci dans une dynamique de soin ? Quelle place les professionnels lui accorde-t-elle dans leur activité ? Sur la base d’une approche sociologique d’inspiration phénoménologique, nous tenterons (brièvement) de tirer au clair ces différentes questions.

Joan Stavo-Debauge (Louvain), Repenser la rencontre, l'expérience et l'hospitalité aux travers de leurs limites, ou quand recevoir c'est pouvoir encaisser

Dans cette communication, je reprendrai des éléments présentés dans « Des événements difficiles à encaisser : un pragmatisme pessimiste », texte qui appréhendait la difficulté de plusieurs traditions (pragmatisme, phénoménologie, herméneutique) à penser le caractère parfois improductif et/ou violent de l'événement de rencontre, souvent crédité d'une capacité à enrichir l'expérience et à transformer pour le mieux celui qui s'y rend disponible. Faisant fond sur les choses évoquées dans ce texte, je montrerai l'intérêt du concept d'« encaissement » pour repenser l'hospitalité, abordée au prisme de la « réception » et non de la « donation ». À cette occasion, en m'inspirant partiellement de Ricœur, je proposerai une critique pragmatique de la conception de l'hospitalité illimitée qui se dessine notamment dans les travaux de E. Lévinas, J. Derrida et B. Waldenfels.

Laura Centemeri (CNRS-LAMES/AMU) et Gildas Renou (SAGE), Incapacité de raisonner et capacité de résonance. Premiers jalons d'une exploration sociologique

L’objectif de cette communication est de présenter les premiers jalons d’un travail de recherche qui vise à définir pragmatiquement un rapport à l’espace environnant (humain et matériel) que l’on définira par « résonance » et à en explorer sa portée sociologique. En envisageant la résonance comme un mode d’engagement avec l’environnement, nous visons à appréhender sa portée sociologique en appréhendant les modes de coordination et de construction du commun que facilite ce rapport à l'environnant.
Dans cette communication, il nous importera de saisir comment ces modes de coordination et de construction de « commun » par résonance se basent sur certaines capacités, notamment de syntonisation et synchronisation, qui impliquent en retour l’inhibition d'un certain nombre d’autres capacités, en particulier celle reposant sur l'exigence d'autonomie et de réflexivité. Quels sont les biens apportés par ces modes de coordination et communication par résonance ? Quelles peuvent être les dangers ou dérives d'une hégémonie de ce type d'engagement ?

Ernst Wolff (Université de Pretoria), Qui s’organise ? Capacités et incapacités de l’homme organisationnel. Un plan de recherches

Cette contribution fait partie d’un projet de recherche plus large sur l’aspect technique de l’action humaine, c’est-à-dire sur les compétences et les moyens d’agir. Pour ce projet, l’herméneutique de l’homme capable s’est montrée d’un apport très riche et ce malgré le fait que la technicité de l’action n’était pas un souci majeur pour Ricœur. Dans une étude déjà publiée, j’ai soutenu la thèse que la notion de capacité chez Ricœur présuppose sans cesse l’incapacité comme son complément constitutif et que la coordination capacité-incapacité fournit une clef importante pour saisir la technicité de l’action. Or, j’étais à l’époque concentré sur l’acteur individuel ; je voudrais exposer ici une extension importante pour examiner l’homme capable-incapable au pluriel.
Cela peut nous interroger que Ricœur – herméneute du « je peux » dans ses relations avec les autres jusque dans les institutions en quête de la justice – ne s’est pas plus penché sur un facteur primaire qui augmente et diminue le pouvoir d’agir, à savoir l’organisation de l’interaction. Pourtant, le « nous pouvons » n’est pas absent de son travail (eg le pouvoir-en-commun, les pratiques, la concertation en équipe ou encore des capacités sociales) et mérite d’être examiné en tant que tel. De plus, cette question doit être abordée de manière plus systématique, ce que je propose de faire en explorant les capacités en rapport avec des incapacités de l’agir organisé. Mes réflexions se veulent action-théoriques et se situent dans le sillage des penseurs qui voient une continuité entre l’action « dans » l’organisation et l’action « en-dehors » – celle-ci étant très souvent déjà organisée. C’est justement une exploration des degrés de formalisation impliquée dans l’action organisée qui donne accès autant aux capacités de l’action organisée, qu’à ses incapacités et ainsi à une dimension supplémentaire de l’anthropologie herméneutique.
Date
  • le mercredi 16 avril 2014  de 9h  à 17h
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