École des hautes études en sciences sociales, Paris, 13 et 14 juin 2013
Ce champ d’études s’est notamment constitué autour du concept de « masculinité hégémonique », qui apparaît en Australie dans des travaux de sociologie de l’éducation au début des années 1980, avant de connaître sa première formalisation théorique dans un article de 1985 (Carrigan, Connell, Lee, 1985). En collaboration avec James Messerschmidt, sa principale auteure, Raewyn Connell, avance ensuite une proposition théorique renouvelée (Connell, 1995/2005 ; Connell, Messerschmidt, 2005 ; Messerschmidt, 2008) qu’elle déploie sur de nouveaux terrains : la santé, la sexualité et la globalisation. Ce concept vise à analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes.
L’objectif de cette journée d’études est de problématiser les masculinités à partir du concept d’hégémonie, en faisant dialoguer l’approche connellienne avec d’autres approches des formes de domination se référant également à la conceptualisation de l’hégémonie par Antonio Gramsci (Gramsci, 2011). Les cultural studies britanniques et les subaltern studies indiennes, empruntent par exemple ouvertement les concepts gramsciens pour penser l’articulation entre genre, race, ethnicité et classe. Dans le domaine des études posctoloniales, Edward Saïd théorise la dialectique entre l’hégémonie culturelle et les conditions de possibilité de la domination épistémique de l’Occident. Peter D. Thomas (Thomas, 2009) note par ailleurs que, dans les relectures contemporaines de Gramsci, l’accent est trop souvent mis sur les aspects culturels de l’hégémonie en la réduisant parfois aux seuls champs de la culture ou de l’identité, et plaide en faveur d’une conception plus proprement gramscienne de l’« appareil hégémonique » de l’État comme combinaison de coercition et de consentement, de violence et d’hégémonie, les deux termes étant dialectiquement indissociables.
A quelques exceptions (Liotard, Terret, 2005 ; Revenin, 2007 ; Benvido, 2009 ; Farges, 2012 ; Quemener, 2012), les travaux francophones sur le masculin et les masculinités, qui se sont développés ces dernières années, se sont peu emparés de la question hégémonique. Dans le contexte français, cette frilosité non dissimulée s’explique sans doute par l’émergence de ce champ d’étude initialement du fait des historiens qui, pour des raisons de sources, rencontrent davantage la notion de virilité que celle de masculinité, d’usage bien plus précoce. Mais l’historicité du concept ne justifie pas à lui seul le silence académique. En amont des discussions sur l’intérêt d’une analyse des masculinités à partir de la notion d’hégémonie, l’emploi du terme « viril », fondant la singularité d’une approche française ainsi différenciée des men’s studies « à l’américaine », ne traduit-il pas une réticence à penser les formes de masculinités non problématiques qui, demeurant non problématisées, échappent à l’analyse critique ? L’intérêt heuristique du concept de masculinité hégémonique étant justement qu’il permet de saisir les processus simultanés de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités.
Nous invitons chercheur-e-s, jeunes chercheur-e-s et doctorant-e-s de toute discipline à proposer des communications présentant des études de cas ou les enjeux méthodologiques et épistémologiques que soulève l’étude des masculinités au prisme de l’hégémonie. Celles-ci pourront notamment suivre quatre axes de réflexion :
Ce premier axe se propose d’explorer les agencements historiquement et culturellement situés des masculinités et de leur rapport avec l’hégémonie. Les propositions pourront ainsi concerner les effets et les interactions du colonialisme, des phénomènes transnationaux et de la globalisation sur les masculinités hégémonique et/ou subalternes dans des contextes socio- culturels indûment dits périphériques. Comment à travers ces processus historiques, plusieurs modèles hégémoniques de masculinité en viennent-ils à coexister au sein d’une même société, d’un même groupe social ou culturel, voire d’une même trajectoire ou expérience individuelle ? Nous sollicitons particulièrement les approches critiques sur les oppositions impropres entre masculinités « nouvelles » et « anciennes », « modernes » et « traditionnelles », « progressistes » et « archaïques », etc.
Le concept de masculinité hégémonique repose sur une théorie de la transformation historique et non de la reproduction sociale (Connell, Messerschmidt, 2005 : 853). Les réappropriations, altérations et détournements des modèles masculins hétérnormatifs dans les subcultures trans’, lesbiennes et gaies constitue un premier vecteur de changement à étudier : comment les pratiques et les discours subalternes élaborent des masculinités alternatives ? Mais aussi, dans quelle mesure ces pratiques et ces discours ne reconduisent pas simultanément des normes et des hiérarchies de genre, de race et de classe ? Les reconfigurations de l’hégémonie face aux résistances qui lui sont opposées est une autre dimension de ce changement. Nous sollicitions ainsi des analyses des processus d’essentialisation et de normalisation du masculin à l’œuvre dans des domaines tels que le droit, la médecine, la science, la littérature, les arts ou les industries culturelles et créatives.
Comment l’hégémonie prend-elle corps? Quels rapports entretiennent les modèles institutionnalisés de masculinité et leurs incarnations subjectives ? Et, l’incarnation des masculinités hégémoniques est-elle seulement réalisable ? Les contributions s’inscrivant dans cet axe s’intéresseront à la façon dont l’hégémonie, loin de relever de dynamiques coercitives enserrant les masculinités « de l’extérieur », est un processus incorporé. Les propositions pourront par exemple, dans la perspective foucaldienne des « disciplines de soi » et de la « gouvernementalité », penser l’hégémonie comme un processus de subjectivation. La hiérarchisation des masculinités à l’œuvre dans les formes d’autocontrôle et d’autodiscipline pourront ainsi être explorées à l’aune d’exemples de socialisations masculines professionnelles, sportives, religieuses, affectives, sexuelles, économiques, politiques, etc.
En 1975 Gayle Rubin introduisait le « système sexe/genre » comme un outil théorique et épistémologique pour décrire l’oppression des femmes et des minorités sexuelles dans le but de donner les moyens au féminisme de penser « l’élimination du système social qui crée le sexisme et le genre ». Depuis lors, le besoin d’outils conceptuels pour la lutte féministe n’a pas arrêté de croître. Avec ce dernier axe, il s’agira de mettre à l’épreuve le concept de masculinité hégémonique, mais aussi plus largement d’hégémonie, pour proposer des pistes d’épistémologie féministe permettant de penser des nouveaux défis, et de promouvoir des nouvelles stratégies de lutte. Comment la masculinité hégémonique peut-elle expliquer et décrire les systèmes de pouvoir qui maintiennent et revitalisent continuellement l’ordre du genre ? De quelle manière l’hégémonie peut constituer un outil théorique pour penser ensemble, la violence, la coercition, et le pouvoir sur les femmes et les minorités subalternes (de genre et de sexualité) et à la fois leur « consentement », leurs résistances et leur agency ? Enfin, en quoi le concept d’hégémonie permet-il de déjouer les discours masculinistes et antiféministes qui s’organisent atour de la rhétorique d’une « crise du masculin » ?