Thèse soutenue par Laurent Jeanpierre
Préparée sous la direction de Jean-Louis Fabiani
Président du jury : M. Alain Tarrius, Professeur à l'université Toulouse II
Jury : M. Christophe Charle, Professeur à l'université Paris-I
M. Robert Frank, Professeur à l'université Paris-I
M. François Héran, Directeur de l'Institut national d'études démographiques
M. Pierre Vidal-Naquet, Directeur d'études à l'EHESS
Spécialité : Sociologie
Principalement qualitative, l'enquête s'appuie d'abord sur des archives institutionnelles ayant trait à l'exil des Français aux États-Unis après la défaite française de 1940 et l'occupation allemande : ministère français des Affaires étrangères ; organes de la France Libre à Londres et Alger ; département d'État américain dont l'Office of Strategic Services (OSS) et l'Office of War Information (OWI) ; organisations américaines privées de sauvetage ou de secours aux Européens menacées par le fascisme et le nazisme ; fondations philantropiques comme la Rockefeller Foundation ; institutions américaines des mondes intellectuels comme le Museum of Modern Art ou la New School for Social Research ; archives d'institutions spécifiques créées par l'émigration française comme l'École libre des hautes études, etc. En outre, à partir de quelques bases de données embryonnaires déjà existantes, de dictionnaires biographiques et des premiers matériaux récoltés on a construit une biographie collective de l'émigration française. Pour chaque protagoniste, on a rassemblé des données permettant de reconstruire leurs trajectoires sociales, géographiques, familiales, scolaires et professionnelles et les réseaux qui avaient permis l'émigration. Compte tenu des sources disponibles, l'enquête se concentre sur les professions intellectuelles : deux chapitres sont consacrés respectivement aux écrivains et aux universitaires. Mais on a aussi recueilli et exposé des données concernant les hommes politiques, les journalistes, les hauts fonctionnaires et les artistes. Au total, l'analyse porte sur près de 150 personnes pour un exil qui, selon les meilleures estimations disponibles, a probablement compté trois à quatre mille personnes. On a enfin accordé une grande importance aux productions symboliques des exilés. Ont été ainsi systématiquement dépouillés journaux et périodiques américains et ceux de l'émigration française qui ont permis de retrouver des textes et des prises de position pour la plupart oubliés, ignorés ou méconnus et ont par exemple servi aux comparaisons des trajectoires d'André Maurois et de Jules Romains, de Claude Lévi-Strauss et de Georges Gurvitch ou à l'analyse de plusieurs querelles. L'ensemble de la méthode d'enquête conduit souvent à un appariement de biographies parallèles qui permet une comparaison fine des relations entre les propriétés sociales des protagonistes et leurs résistances aux différentes épreuves de l'exil.
C'est à l'échelle en apparence la plus subjective, celle du travail de soi, notamment des récits de soi provoqués par la crise et le déplacement, qu'on est parvenu à construire une typologie la plus objective des façons d'être exilé (chapitre 7). Trois figures dominent qui n'interdisent entre elles ni les passages, ni les compositions : celle du patriote qui compense le déclassement de l'exil par des manifestations ostentatoires de patriotisme et des déclarations de résistance ; celle du « suicidé de la société » qui redouble le déclassement subi d'une mise à mort sociale, voire physique, de soi ; celle, enfin, du cosmopolite qui, fort de sa position liminaire, s'investit dans plusieurs mondes nationaux et parfois professionnels au prix d'un travail de coupure, dont le cas-limite implique une rupture avec le passé et le monde social d'origine. Toutes choses égales par ailleurs, on a en effet été amené à insister, notamment à partir des cas de Lévi-Strauss ou de Saint-John Perse, sur le fait que tirer profit des positions liminaires que produit l'exil dépend d'une disposition, inégalement distribuée socialement, à acquérir des dispositions nouvelles ou bien à faire jouer des dispositions parfois contradictoires obtenues à différentes étapes de la vie. C'est cette capacité, indissolublement individuelle et sociale, qui explique en dernière analyse que certains exilés parviennent à profiter d'une position pourtant doublement marginale dans l'espace social de départ et dans l'espace social d'arrivée et à jouer leur jeu sur un terrain national et un terrain transnational.
En fonction du poids respectif des trois façons typiques d'être exilé, elles-mêmes déterminées par plusieurs combinaisons possibles de propriétés sociales, on a pu comprendre l'importance de la rupture entre les institutions des exilés et leur champ d'origine. Pris collectivement, les écrivains ont par exemple neutralisé les barrières à l'entrée d'un marché linguistique étranger grâce à la position centrale acquise historiquement par la littérature française dans la « république mondiale des Lettres ». Le prestige international du milieu littéraire français accumulé avant 1940 et l'existence d'un public francophone assez important dans les Amériques permettent aux écrivains exilés des attitudes de retrait politique ou de défiance envers le gaullisme : légitimisme chez un Maurois ; opportunisme chez un Romains ; tentative de maintien d'une critique internationaliste à vocation révolutionnaire chez un Breton, etc. Au pôle avant-gardiste, on est contraint de se regrouper en revues pour survivre et la dépendance nouvelle envers le public bourgeois américain autorise un transfert de capital symbolique vers l'avant-garde littéraire et picturale américaine qui signe le déclin relatif, national et international, du pouvoir symbolique du surréalisme. En comparaison, la référence nationale et le gaullisme politique sont beaucoup plus fréquents dans le milieu des universitaires français émigrés car ceux-ci sont, dans leur grande majorité, exclus des universités et de la recherche américaines. Le cas des scientifiques est à cet égard paradigmatique : l'engagement patriote et gaulliste correspond à un rejet par les Américains de faire appel aux compétences françaises pour des raisons militaires. C'est dans les sciences humaines et sociales, elles-mêmes exclues dans l'université française d'avant-guerre, que l'on observe par contre des stratégies possibles d'investissements doubles, à la fois français et américains, et des allers et retours entre engagements politiques et propositions scientifiques : c'est sous ces deux contraintes qu'est expliquée l'émergence du structuralisme de Claude Lévi-Strauss (chapitre 6).
En replaçant, pour finir, l'exil français des États-Unis de la Seconde Guerre mondiale dans la moyenne durée des relations internationales contemporaines, on a montré qu'il avait accéléré, à son échelle, un mouvement plus général d'occidentalisation des élites entamé avec la Première Guerre mondiale (chapitre 8). L'étude des situations d'exil permet ici de contribuer à une sociologie de la mondialisation. Plus que dans les secteurs de la production culturelle, c'est en réalité dans les sciences sociales, d'un côté, chez les économistes en particulier, et dans la haute administration nationale et internationale, de l'autre, que l'on constate la mobilité sociale ascendante la plus forte de ceux qui rentrent d'exil après-guerre. Alors que les exils du XIXe siècle ont en général favorisé les positions d'intellectuel révolutionnaire, l'exil français de 1940 participe au contraire de la consolidation d'une nébuleuse réformatrice nationale et transnationale et de la montée de la figure de l'intellectuel-expert dépendant des appareils d'État et des institutions internationales créées après 1945. L'émigration française fut donc aussi une « migration de rupture » et pas seulement une « migration de maintien » tournée vers le passé et la patrie perdue, tendue vers le retour, comme on l'a souvent répété, notamment par comparaison avec l'émigration judéo-allemande de la même période.
This inquiry provides a general framework for a sociological analysis of situations of exile. It focuses on the case study of French refugee intellectuals who fled to the United States during the Second World War. Archival research in both countries made it possible to reconstruct the transnational networks of emigration and the emerging and fragile institutional setting of the exiles. A biographical database of these refugees was built. Their social characteristics are thus systematically related with the diverse and successive experiences of exile, from the flight to a possible return home. Three types of exiles have been isolated: the patriot; the suicidal; the cosmopolitan. The respective weight of these figures in the professional fields of exiles enables us to explain the form social investments takes during the crisis, the political orientation of the refugee intellectuals and the overall rupture of the emigration with its country of origin.