Le maître à deux têtes : une ethnographie du rapport à soi yuracaré (Amazonie bolivienne)

EHESS - Amphithéâtre  -  105, Bd. Raspail  -  75006 Paris

Vincent Hirtzel soutiendra sa thèse pour l’obtention du doctorat d'Anthropologie sociale et d'ethnologie, le vendredi 12 février 2010 à 14 heures, à l’amphithéâtre de l'EHESS, 105 bd. Raspail, 75006 Paris.

Membres du Jury

  • Mme Isabelle Daillant, chargée de recherche au CNRS, centre EREA du LESC, Villejuif/Nanterre.
  • M. Philippe Descola, professeur au Collège de France.
  • M. Philippe Erikson, maître de conférences (HDR) à l’Université de Paris X Nanterre.
  • M. Peter Gow, professeur à l’Université de Sant Andrews.
  • M. Patrick Menget, directeur d'études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
  • M. Nathan Wachtel, professeur honoraire au Collège de France.

Résumé court

Les Yuracaré, population du piémont andin bolivien, racontent que leur avènement, en tant que collectif singulier, s'est joué lorsque leur maître ou démiurge les a oubliés en partant au bout du monde, les frustrant du devenir immortel que pourtant il leur avait réservé. Aujourd'hui encore, certains Yuracaré attendent le retour de leur maître. Mais reviendra-t-il? Effacera-t-il cette séparation douloureuse par laquelle ils les a fait naître? L'espoir de ce dépassement éternellement remis n'a pas pour seule conséquence de fonder une eschatologie de l'attente. D'un côté, il implique que le rapport à soi, ici et maintenant, est lesté d'un profond sentiment d'incomplétude, d'un autre côté, il pose le problème de la nature des dispositifs rituels qui peuvent, dans de telles conditions, assurer un accomplissement personnel. 

C'est à l'exploration de la dialectique entre ce rapport à soi fondé par l'incomplétude et les pratiques rituelles qui lui font face que cette thèse est dédiée. Parcourant les principaux domaines de l'ethnographie yuracaré, elle met ainsi à jour un écheveau de problèmes qui éclairent la spécificité du rapport à soi yuracaré face à d'autres populations amazoniennes et contribue, ce faisant, à questionner les modèles théoriques généraux que l'ethnologie de cette région du monde a développés au cours de ces dernières décennies.

Résumé long

En explorant la manière dont les Yuracaré façonnent la singularité de leur rapport à eux-mêmes, cette  thèse a pour objectif de démontrer que les enjeux des institutions que cette population s’est données se  distinguent de ceux du modèle de la prédation, très largement prégnant pour rendre compte des processus de constitution du rapport à soi dans les basses terres sud-américaines. Subordonnée à la valeur qu’ils assignent aux rapports de maîtrise, marqués par le contrôle, la protection et l’effet de « totalisation » potentielle qu’ils lui accordent, la prédation ne s’articule pas chez eux à un quelconque dualisme déséquilibré entre affins et consanguins. Hors de la constellation des sociétés dravidiennes, les Yuracaré n’ont pas, en effet, pour figure marquante de l’autre un beau-frère/ennemi, mais un coaffin, à la fois substitut de soi et rival.

À travers la geste de leur démiurge Tiri, à l'herméneutique de laquelle se consacre la première partie de la thèse,  les Yuracaré se définissent comme des humains qui étaient promis à l’immortalité, mais que Tiri, par inadvertance, a oublié d’emmener avec lui au bout du monde, les laissant ainsi démunis face à la prédation d’autrui à laquelle il entendait pourtant les soustraire. Si le sentiment profond d’incomplétude et de déréliction qui s’associe à un tel destin est aussi présent dans d’autres populations amazoniennes, son articulation à des rapports de protection et de maîtrise, bien que défaillants en l’occurrence, est bien plus rare.

À quelle source les Yuracaré ont-ils pu puiser pour réaliser une telle association ? Grâce à une version de  ce récit, recueillie au début du XIXe siècle, d’une exceptionnelle qualité, complétée par l’examen de leur trajectoire historique de long terme, il est possible de montrer que la consolidation de ce thème résulte du processus de réflexion permanent à travers lequel les Yuracaré ont façonné au cours du temps la conception qu’ils ont d’eux-mêmes, en prenant la mesure des populations andines hiérarchisées qui les avoisinaient dans le contexte préhispanique d’abord, celle des Espagnols et des missionnaires dans le contexte colonial et républicain par la suite.

Ayant pour point de départ l’examen d’un duel, présentement abandonné, qui se réalisait dans des circonstances conflictuelles et consistait en un affrontement à coups de flèches tirées alternativement dans l’épaule de chacun des adversaires, la deuxième partie de la thèse traite d’un domaine que l’on pourrait supposer aisément analysable dans les termes de  la sociologie de la prédation. Une telle pratique, toutefois, ne répond pas à la volonté de s’assurer une complétude « mondaine » par incorporation de la différence. Associée à une analyse du dossier des guerres yuracaré, la pratique du duel, aussi fondamentale ait-elle été pour l’affirmation de soi des hommes yuracaré, devient intelligible dans sa spécificité dès qu’on la rapporte au complexe relationnel particulier de la parenté yuracaré où la figure d’altérité marquante est un coaffin/rival.

Analysée à partir de cette figure qui se définit comme un double de soi dans une relation triadique (par exemple, un homme vis-à-vis de l’amant de sa femme), le duel dissocie la conflictualité d’une quête d’appropriation, pour la situer dans le mouvement inverse d’une volonté de s’affirmer comme une non-victime de la prédation d’autrui. L’importance de ce double donne ainsi l’occasion de s’arrêter sur un système de parenté atypique dans le domaine des basses terres, que l’on considère les spécificités de sa terminologie, les formules d’alliances qu’il implique ou encore les tensions internes qui le caractérisent dans la constitution des groupes locaux.

La troisième partie de la thèse étudie deux modalités d’accomplissement de soi qui, hors de la sphère conflictuelle, contribuent à contrebalancer le poids de l’incomplétude cosmologique par laquelle ils conçoivent leur origine mythologique : la pratique des saignées et le complexe chamanique (initiation, rapport aux esprits). Pratiques de renforcement de sa capacité d’agir, les saignées s’opposent encore, comme le faisait déjà le duel, à la prédation : elles troquent la souffrance passivement subie de victimes/proies contre une souffrance consentie, acceptable puisqu’associée au contrôle de soi (et indirectement à la relation de maîtrise). L’importance de la maîtrise de soi comme opérateur de contre-prédation trouve son écho dans la terminologie que les Yuracaré ont choisie pour définir ce qu’est un agent pleinement maître de lui-même ou une personne qui se manifeste de façon authentique à autrui. Les termes qui expriment de tels engagements peuvent signifier précisément un statut du maître dans un rapport hiérarchique.

Le commerce avec les esprits est une autre modalité d’accomplissement de soi, qui offre à ceux qui sont prêts à s’y consacrer une façon de dépasser les limites d’une humanité pensée sur le mode de l’abandon. Mais elle n’est réservée qu’à la minorité de ceux capables de s’astreindre à des pratiques de contrôle de soi particulièrement strictes (notamment au plan sexuel). Le « surplus ontologique » qui caractérise le chamane, toutefois, ne lui vient pas de sa capacité à familiariser des esprits ambivalents dans leurs relations aux humains, mais dépend au contraire de son aptitude à être accepté et reconnu comme un pair, par une catégorie spécifique d’esprits qui constituent un dédoublement spirituel du  « nous » : les esprits amis des chamanes se recrutent dans une classe qui est, par définition, chargée d’épauler les humains contre une cohorte d’esprits prédateurs et ennemis, leur offrant la protection, sans doute illusoire, dont ils ont tant besoin.

Date
  • le vendredi 12 février 2010 à 14h
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