Éditorial de la Lettre de l'École n°9, janvier 2007

L'année 2006 laissera sans doute, dans la mémoire de l'École, le souvenir de quelques émotions fortes ! Nous ne sommes pas près d'oublier la folle semaine du printemps dernier, pas plus que le choc d'avoir à réviser complètement les plans longuement mûris pour le désamiantage du 54 boulevard Raspail. Cette année 2006 restera aussi celle des grandes manœuvres réformatrices, qui bousculent le paysage national de la recherche et de l'enseignement supérieur. Avancée rapide de la mise en place des Pôles de Recherche et d'Enseignement Supérieur, création des RTRA, montée en puissance du rôle de l'ANR dans le financement des projets de recherche, installation annoncée d'une Agence nationale d'évaluation : notre environnement change à grande vitesse, et le sens des évolutions n'est pas d'une évidente clarté. À fortiori au début d'une année qui va s'écrire d'abord sous le signe de l'incertitude électorale !

Deux lignes stratégiques gouvernent aujourd'hui la politique de la recherche. Le premier objectif affiché est de créer de « grands ensembles », assurés (par le jeu du cumul des productions) de leur place en bon rang dans les classements internationaux qui gouvernent désormais la circulation doctorale et post-doctorale. Le second objectif est de faire émerger des pôles d'excellence réunissant ce que l'on trouve de meilleur, domaine par domaine, dans les établissements et universités. Ce double mouvement tendant à doter l'appareil de recherche français de nouvelles structures, plus aptes en principe à entrer efficacement dans le jeu de la compétition internationale, est au principe d'initiatives institutionnelles variées. Mais la visée qui l'anime a de bonnes chances de survivre aux changements politiques qui marqueront, d'une façon ou d'une autre, l'année qui s'ouvre. À nous, dès lors, de prendre la mesure des implications que cette mutation comporte pour notre École, en évaluant lucidement les risques, mais aussi les atouts dont nous disposons pour y répondre.

Quels risques ? Le premier est celui de la dilution de la singularité de l'École au sein d'un ensemble regroupé dont elle ne serait qu'une composante parmi d'autres. Il est de peu d'actualité : l'Alliance Paris-Universitas dans laquelle nous sommes entrés (avec L'ENS, Paris Dauphine (Paris-IX), la Sorbonne Nouvelle (Paris-III), l'Université Pierre et Marie Curie (Paris-VI) et Paris Assas (Paris-II) s'emploie à préserver très soigneusement sa forme associative, ouverte à toutes sortes de coopérations, mais exclusive de toute fusion entre les établissements. Le second risque est plus concret et plus immédiat : il est celui du démembrement qui pourrait résulter de l'engagement par pans entiers des ressources scientifiques de l'École, au sein de réseaux de recherche, campus thématiques et autres instituts disciplinaires rendus progressivement autonomes, et donc de moins en moins enracinés dans les établissements qui en sont en principe les supports.

Faut-il, pour se protéger contre ces tendances centrifuges, nous replier sur nous-mêmes, sur nos séminaires et sur nos livres ? Ce serait courir un risque plus grand encore. Nous ne pouvons pas perdre de vue que l'engagement dans ces entreprises destinées à offrir une visibilité et des moyens plus importants à ce que la recherche française compte de meilleur est en train de devenir un critère majeur de l'évaluation des établissements, de la même façon que les succès dans les réponses aux appels d'offre constituent désormais le mètre étalon de la performance scientifique. Quoi que nous en pensions, notre attractivité internationale en dépend déjà : les étudiants étrangers choisissent et choisiront de plus en plus leur lieu de formation en fonction de classements internationaux auxquels seuls émargeront les établissements capables d'entrer dans ce jeu. Si nous voulons améliorer notre capacité d'attirer les meilleurs étudiants (et pas seulement des auditeurs libres qui viendront chercher un plus chez nous et diplômeront chez les autres), nous ne pouvons pas opter pour l'isolement.

Ce qu'il nous faut donc inventer, c'est un positionnement original de l'École, qui la place aux avant-postes du mouvement et lui permette d'imposer sa marque dans les évolutions en cours, au lieu de les subir comme des contraintes, voire comme des agressions extérieures. Or nous avons des atouts sérieux pour y parvenir. La force de l'École, par rapport aux regroupements en cours, est de pouvoir préserver l'horizon généraliste des sciences sociales, sans sacrifier l'ambition interdisciplinaire qui a toujours été la sienne. De ce point de vue, notre dimension modeste se retourne ici en avantage : elle permet de construire, à une échelle collectivement maîtrisable, les dispositifs d'interface qui assurent la circulation et l'échange des questionnements et des méthodes entre les différentes disciplines. La force de l'École est de pouvoir se présenter, en tant que telle, comme un seul très grand laboratoire en sciences sociales. C'est aussi l'École tout entière qui doit constituer le laboratoire d'accueil d'une grande École doctorale et post-doctorale internationale, au sein de laquelle les jeunes chercheurs peuvent construire le parcours de leur formation et de leur socialisation scientifique en bénéficiant de l'ensemble du potentiel scientifique qui est le nôtre. La spécificité de la « marque EHESS » en matière de formation (et cela, dès le Master) doit être de rendre possible l'intégration des chercheurs juniors dans une communauté scientifique réelle — qui n'est pas pour autant la communauté forcément restreinte d'un seul laboratoire — et dont le séminaire de recherche constitue l'unité élémentaire et fondamentale.

Si ce programme est la seule voie qui nous soit ouverte pour réaffirmer, sans nous enfermer, la singularité et l'autonomie de l'École, il y faut un certain nombre de moyens. Le premier est de manifester l'unité intellectuelle de l'École en reconstituant son unité physique. De ce point de vue, la reconfiguration immobilière de l'École est une priorité absolue, qu'il nous faudra poursuivre quelle que soit l'issue des démarches en cours, et pas seulement pour faire face au déménagement forcé du 54 ! Mais cette démarche immobilière doit aller de pair avec un travail continu de tissage des échanges intellectuels au sein de l'École tout entière. Les Débats de l'EHESS qui ont inauguré la rentrée se sont inscrits dans cette perspective. D'autres initiatives vont suivre : la prochaine aura pour propos d'identifier les choix les plus utiles pour favoriser la confrontation entre les pratiques philosophiques et les recherches en sciences sociales au sein de l'École. Une troisième dimension de cette construction permanente de notre projet collectif est le développement du volet international de nos partenariats, en particulier en matière de doctorats européens.

Ces projets requièrent une forte mobilisation de tous ceux qui sont engagés dans la vie de l'École. Ils impliquent aussi d'adapter notre appareil de gestion (en dépit des contraintes budgétaires et de la limitation des postes) à cette nouvelle donne. Conjuguer, pour la meilleure efficacité possible, la rigueur et l'imagination, voilà le vœu que je forme pour l'École et pour nous tous, à l'entrée de l'année nouvelle !

Date
  • le lundi 8 janvier 2007

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