« Il n'y a pas d'individu au Japon » : archéologie d'un stéréotype

EHESS - Salle 2  -  105, boulevard Raspail  -  75006 Paris

Emmanuel Lozerand (CEJ / INALCO) donnera une conférence dans le cadre du séminaire collectif du Centre Japon.

Résumé

Les stéréotypes ont eux aussi une histoire, et celle du supposé « manque d’individualité des Japonais » demeure à écrire. Quand et comment celui-ci est-il apparu ? Pourquoi a-t-il perduré et insiste-t-il aujourd’hui ? 

Ce discours se cristallise, semble-t-il, dans la seconde moitié du xixe siècle, dans le contexte de l’affirmation d’un discours sociologique obsédé par le sentiment de la « perte du lien social » consécutif aux révolutions politiques et économiques de la fin du xviiie et du début du xixe siècle. C’est alors que la dichotomie « individu vs société », éclose dans la pensée contre-révolutionnaire de la première moitié du siècle, prend un essor intellectuel décisif. Les sociétés « autres », « lointaines », vont désormais être perçues dans leur ensemble comme communautaires et traditionnelles, par opposition à la pointe de l’Occident, moderne et individualiste.

Cette conceptualisation se voit renforcée par le développement concomitant des doctrines nationalistes et/ou racialistes, constituées au siècle précédent, essentialistes dans leur principe, attachées à cerner les caractéristiques des différents groupes humains (que leur unité soit raciale ou nationale) et à dresser leur portrait physique et moral. Tout cela, bien sûr, s’orchestre sur fond d'une expansion coloniale dynamique, requise de légitimer son action par un travail idéologique de minor(is)ation des populations mises sous le joug.

D’autres conceptions, plus anciennes, faisaient de « l’Orient » ou de « l’Asie », le monde du passé, de la tradition – et donc de l’absence d’invention, d’originalité (d’où la thématique des peuples imitateurs) – ainsi que du despotisme – et donc de l’absence de liberté, de la servilité naturelle de masses écrasées par des tyrans (d’où la thématique de l’extrême cruauté et de l’indifférence à la mort). Opportunément réactivées, elles viennent s’agréger à ce réseau d’images concordantes. Cela ne concerne d’ailleurs pas uniquement et spécialement le Japon.

Au tournant du xxe siècle néanmoins, quand ce dernier va s'affirmer sur la scène mondiale comme un redoutable concurrent des grandes puissances, il va occuper une place particulière parmi les « autres » de l’Occident, place sans doute partiellement esquissée en creux, il est vrai, au fil des années d’isolement relatif du pays depuis le xviie siècle, puis en relief, grâce à l’avènement du japonisme à partir des années 1870. C’est largement à l’occasion des deux guerres qu’il mena et remporta contre la Chine des Qing, mais surtout contre la Russie tsariste, en 1894-1895 et 1904-1905, que le Japon provoqua un ébranlement des consciences occidentales qui se cristallisa dans les théories du péril jaune. L’altérité japonaise, résistante à l’impérialisme occidental, suscita alors une inflation particulière de caractérisations laudatives ou effrayées, toujours promptes à pointer l’esprit de sacrifice individuel d’un « pays dangereux et farouche, peuplé de petits bonshommes aussi rusés qu’énergiques, qui masquent leur haine par un sourire et leur poignard par un éventail ».

Un peu plus tard, enfin, et avec les meilleures intentions du monde, les théories culturalistes rivaliseront d’ardeur pour souligner la dimension communautaire de la société japonaise, bientôt rejointes, en certaines occasions, par les discours sur la crise du sujet occidental, toujours prompts à trouver dans des ailleurs chimériques de commodes alternatives théoriques.
Quant aux Japonais, ainsi épinglés pour leur absence d’individualité, ils n’ont pu faire autrement que de se positionner par rapport à ce cliché, selon des modalités fort diverses certes, mais contribuant bien souvent eux aussi à le renforcer !

Date
  • le jeudi 16 mai 2013  de 11h  à 13h
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