Je ne suis pas raciste mais?

Du non-racisme portugais aux deux racismes des Portugais

EHESS, s. 11  -  105 bd Raspail  -  75006 Paris

Thèse soutenue par João Filipe Marques

Préparée sous la direction de Dominique Schnapper

Président du jury : M. Michel Wieviorka, Directeur d'études à l'EHESS

Jury : Mme Jacqueline Costa-Lascoux, Directrice de recherche au CNRS
Mme Nonna Mayer, Directrice de recherche au CNRS

Spécialité : Sociologie


Le Portugal ne semble pas être une exception dans le cadre des attitudes et comportements racistes en Europe. Néanmoins, et sans céder aux tentations du soupçon généralisé ni à celles de la dénonciation gratuite, un ensemble de questions mérite d'être posé à ce propos : comment se manifeste le racisme dans la société portugaise contemporaine et à quelles « logiques » obéit-il? Quelles sont ses sources actuelles et historiques ? Y a-t-il une spécificité de la société portugaise par rapport aux autres sociétés européennes, en ce qui concerne cette problématique ? N'étant naturellement pas exhaustive au niveau des réponses apportées, cette thèse essaye pourtant de fournir quelques pistes permettant une meilleure intelligibilité des phénomènes de racisme dans la société portugaise. Cela sera fait dans quatre étapes relativement distinctes.

Tout d'abord, on présente un ensemble de concepts et de notions déjà stabilisés dans la pensée sociologique en les intégrant dans ce qu'on peut appeler une « sociologie du racisme ». Ce sont la distinction entre racisme et xénophobie, la pertinence actuelle de l'utilisation du concept de « race », la spécification des concepts de racisme classique et de néoracisme, l'exploration des formes empiriquement observables du racisme et la séparation entre les « deux logiques » du racisme qui seront présentées dans cette première partie.

Ensuite, on passe de la « dénomination du racisme » à son « explication », c'est-à-dire qu'on présente quelques-uns des facteurs explicatifs de l'émergence et maintien des phénomènes racistes dans les sociétés européennes contemporaines. Cette démarche a comme objectifs principaux, la mise au point de quelques hypothèses pouvant être utilisées dans l'explication des facteurs du racisme dans la société portugaise.

Le troisième moment consiste fondamentalement à démontrer les caractéristiques du phénomène migratoire, de l'ethnicité et des minorités ethniques dans le Portugal contemporain. Ainsi, dans cette partie du texte, on explore tout d'abord le phénomène de l'émergence de l'immigration au Portugal, le processus d'insertion sociale et spatiale des populations issues de l'immigration dans la société et l'évolution des politiques gouvernementales à l'égard du processus migratoire. Ensuite, on présente, quoique brièvement, les traits principaux de la seule « minorité nationale » existant au Portugal : les Tsiganes. On discute alors quelques éléments de la problématique de l'avènement d'une « question tsigane » dans la société portugaise contemporaine. C'est à la suite de cette présentation de l'émergence des collectivités historiques qui se différencient de la majorité dans la société portugaise, qu'on discute le traitement sociologique « domestique » de ces phénomènes. C'est ainsi qu'un regard critique est porté sur la sociologie de production nationale en ce qui concerne l'immigration, les problèmes identitaires des populations issues de l'immigration et des Tsiganes, les études sur leur « ethnicité », les recherches sur le rapport entre la communication sociale et les minorités ethniques et les investigations existantes sur la question du racisme dans le Portugal contemporain.

Après cette incursion dans le thème des minorités ethniques actuellement présentes dans la société portugaise, on essaye de répondre à la question de l'origine de l'idée du « non-racisme » portugais ou de l'existence d'une forme de racisme spécifiquement portugaise. On se demande alors si ce mythe si répandu parmi la population a encore des effets dans les attitudes, les conduites et les idéologies des Portugais. C'est l'interrogation de l'histoire récente du pays, notamment l'analyse des discours et des politiques datant de la période coloniale, qui permettra de donner quelques réponses à ces interrogations.

C'est après ces démarches initiales qu'une analyse des manifestations contemporaines du racisme dans la société portugaise peut être entamée. Cela est réalisé à travers deux types d'approches qui se sont révélées complémentaires. D'une part, sont analysés les contenus d'un ensemble d'entretiens réalisés avec des responsables d'associations d'immigrés, de Tsiganes, d'organisations antiracistes, des responsables politiques et institutionnels, des syndicalistes et des citoyens portugais et étrangers. Leurs témoignages se sont révélés indispensables à une approche de la perception des phénomènes racistes dans la société portugaise. D'autre part, on utilise plusieurs textes sur les groupes ethniques, les Tsiganes et les collectivités d'immigrés. Ce travail a cherché, précisément, à réaliser une relecture aussi systématique que possible de cet ensemble de travaux dispersés à la lumière d'une approche sociologique des phénomènes racistes existants dans la société portugaise.

Mais l'étude du racisme dans une société donnée implique toujours une réflexion critique sur son combat. La dernière étape de ce travail a été alors consacrée à l'analyse de l'antiracisme portugais. Ce sont les discours et les positionnements des divers acteurs sociaux qui, d'une façon ou d'une autre, sont liés à la lutte contre le racisme qui seront traités dans la clôture de ce texte.

Les principales victimes du racisme des Portugais sont indéniablement les immigrés d'origine africaine et leurs descendants et les petites communautés de Tsiganes. Mais ces deux collectivités ne sont pas victimes du même type de racisme. La démarche typologique utilisée dans la recherche qu'on présente ici, a, en fait, pu dégager les deux types idéaux de racisme existants dans la société portugaise.

Le racisme à l'égard des immigrés et de leurs descendants obéit nettement à la logique de racisation « inégalitaire » ou « assimilationniste » dont les sources se trouvent dans le passé colonial du pays et dans les idéologies et préjugés hérités de ce même passé. La représentation contemporaine de l'Africain immigré doit encore beaucoup à l'imaginaire du « Noir colonisé ». Ce sont les discriminations quotidiennes, le traitement inégalitaire dans beaucoup de domaines de la vie sociale, l'infériorisation constante et le l'harcèlement verbal qui constituent les pratiques les plus souvent perçues et témoignées par cette catégorie d'individus. Les domaines de l'emploi, de l'habitation, des transports en commun et des loisirs - surtout dans les milieux urbains où les immigrés se concentrent - sont autant de situations ou les acteurs sociaux perçoivent le plus les manifestations racistes. Les immigrés et leurs descendants ont effectivement une place dans la société ; ils ne sont pas exclus de la sphère de la production ou de la vie économique mais ils sont méprisés et relégués à des situations d'invisibilité sociale.

En ce qui concerne les Tsiganes, la situation est très différente. Ils sont actuellement victimes d'un racisme qui relève nettement de la logique « différentialiste » ou d'« exclusion ». Il ne leur est pas concédé aucune place dans la société, aucune fonction économique, aucun espace d'interaction. Que se soit au niveau des pratiques quotidiennes ou au niveau des événements exceptionnels et violents à caractère raciste, la collectivité Tsigane est actuellement perçue en tant qu'incompatible, inassimilable et indésirable à la société environnante. Elle est rejetée, exclue et, dans les cas plus extrêmes, violemment chassée de toute coexistence avec les non Tsiganes. Les sources de ce rejet différentialiste semblent pouvoir être trouvées à la fois dans la dissolution des modes de vie typiques de cette collectivité et dans les concomitants changements subis par la société portugaise. D'une part, les Tsiganes ont cessé d'être « utiles » à une société qui s'est modernisée peut être trop rapidement et dont une bonne partie a été livrée à la misère, à l'exclusion, à l'économie souterraine et aux trafics plus ou moins illicites. D'autre part, ils demeurent des symboles qui rappellent à la société ce qu'elle veut oublier rapidement : le passé de la pauvreté, de la précarité, de la misère, du renfermement, et de l'absence de projets d'avenir. Les Tsiganes portugais sont devenus les boucs émissaires d'une situation beaucoup plus complexe que leur existence en tant que collectivité historique.

En ce qui concerne la société portugaise, l'établissement de cette distinction, son exploitation systématique et son utilisation pratique n'ont jamais été faites, ni au niveau de la recherche scientifique ni au niveau des discours des institutions et organisations de lutte et de prévention des phénomènes racistes.


In the last thirty years, the Portuguese society has undergone important and profound changes. Among others, one could emphasise the fact that Portugal has become a welcoming society to a number of immigrants who have brought with them their cultural traits and phenotypic characters. This situation has rapidly and undeniably transformed the social and cultural landscape of the country, making it one of the most important social and political challenges to Portuguese democracy.

Portugal –despite what the Portuguese may think– does not seem to constitute an exception regarding racist attitudes and behaviours in Europe. Quite the opposite, this research could even conclude that racism in its «blatant» version is a part of the everyday life of many people. Although kept on a «non-politic» level, racism does exist in Portuguese society.

Anyway, and without giving in to the temptations toward generalised suspicion nor to freely denouncing it, there is a number of questions surrounding this problem which deserve to be formulated: how is racism shown in the Portuguese society? What kind of logics does it obeys? What are its present-day and historical sources?

The main victims of the racism of the Portuguese are, undeniably, African immigrants and gypsies. But these two categories of individuals are not victims of the same sort of racism. The typological methodology that was used in this research can distinguish between the two ideal types of racism existing today in the Portuguese society.

The kind of racism suffered by the immigrants and their descendents clearly obeys the logic of «inferiorisation» or «assimilationist» racialisation whose sources are found in the colonial past of the country, as well as in the ideologies and prejudices inherited from that same past. Regarding the gypsies, the situation is radically different. They are today victims of a form of racism with its roots in the «diferentialist» or «exclusion» logic. No place in society is given to them, no economical function and no interaction space. The sources of this diferentialist rejection are both found in the dissolution of the typical modes of life of this collective and in the simultaneous transformations of the Portuguese society.

Date
  • le mardi 28 septembre 2004
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