Le concept de « rural », central dans les outils des sciences sociales, fait en effet actuellement l’objet d’investissements multiples, aussi bien scientifiques que politiques, à des fins d’en redéfinir les contours, mais également pour mettre en œuvre des politiques d’intervention. Pour comprendre les conditions de production des travaux contemporains, la situation actuelle gagne dans un premier temps à être comparée avec la période précédente d’effervescence intellectuelle autour de cet objet, durant les années 1960-1970.
Dans cette perspective, l’EHESS apparaît comme l’un des observatoires privilégiés, pour différentes raisons. Tout d’abord, deux principes inspirateurs de son projet scientifique porté par Fernand Braudel – l’interdisciplinarité et la longue durée – ont longtemps trouvé dans les études rurales un terrain d’élection. En effet, les recherches autour du « rural » sont intrinsèquement pluridisciplinaires, et croisent histoire, anthropologie, sociologie et géographie. En outre, en tant que lieu de rencontres et d’échanges à l’échelle internationale, l’EHESS est un lieu qui permet de saisir les courants des évolutions disciplinaires en les appréhendant à partir de réseaux internationaux. De multiples recherches sur les mondes ruraux, tant dans une perspective historique que sociologique et anthropologique, ont en effet été menées par des équipes et des centres de la VIème section de l’EPHE d’abord et de l’EHESS ensuite : parmi eux, on peut citer le Centre de Recherches Historiques (CRH) fondé en 1949 par Fernand Braudel et destiné à devenir un terrain de rencontre entre l’École des Annales et les anthropologues ; le Groupe d’Anthropologie des Sociétés Paysannes du Laboratoire d’Anthropologie Sociale (LAS) créé en 1960 et dirigé par Isac Chiva ; le Centre de Sociologie Rurale de l’EPHE (VIème section) puis de l’EHESS fondé en 1960 et dirigé par Placide Rambaud. Dans ce contexte d’effervescence et d’échanges interdisciplinaires naît, en 1961, la revue Études Rurales qui constitue encore aujourd’hui une référence sur le sujet, par son effort de mise en dialogue de chercheur.e.s venu.e.s d’horizons scientifiques différents, tant des sciences humaines et sociales, que des sciences de la nature. Actuellement, les « études rurales » figurent toujours parmi les mots-clés des séminaires annuels, dont Ruralités contemporaines, animé par une équipe collective et qui se poursuit depuis plusieurs décennies. Cependant, aucun centre de l’EHESS ne se réclame plus du rural ni n’en comporte l’intitulé. Quant aux groupes de recherche, seule l’Équipe de recherches pour l’histoire du monde rural (ERHIMOR) du CRH fait exception, les autres préférant mettrel’accent sur d’autres aspects : le territoire et l’environnement par exemple.
Conséquence de la fin d’un « âge d’or » tant de l’histoire que de la sociologie rurales, de la relative dispersion à la fois institutionnelle et disciplinaire des études rurales, de l’épuisement des paradigmes, les terrains d’enquête ruraux semblent en outre avoir été délaissés à partir de la fin des années 1980. Pourtant, malgré cet apparent déclin, les études rurales sont demeurées un domaine de recherche actif et dynamique, quoique discret au sein de l’EHESS. Nombre de séminaires, de thèses, de mémoires et de numéros de revue continuent à traiter de la ruralité sous différents aspects et contribuent à élaborer des formes d’investigation et des approches théoriques renouvelées dans les études portant sur le rural.
La journée d’étude s’organisera en deux temps : d’une part, il s’agira de faire retour sur la genèse et l’évolution des études rurales – dans leur double dimension institutionnelle et intellectuelle (approches théoriques et méthodologiques) mais aussi dans une perspective comparative. D’autre part, nous nous interrogerons sur les transformations du regard porté par les sciences sociales sur un objet (le « rural ») dont les frontières n’ont eu de cesse de fluctuer, et nous explorerons les diverses tentatives récentes contribuant à renouveler les études du rural en France à travers notamment une attention portée aux comparaisons internationales mais aussi aux transformations induites parle processus de mondialisation. Cette journée d’étude permettra enfin d’apprécier l’impact cognitif des études rurales sur les sciences sociales et éventuellement d’envisager les conditions de possibilité d’une « re-institutionnalisation » des études du « rural ».