17 avril 1975, les troupes de Pol Pot pénètrent dans Phnom Penh, la capitale du Cambodge, après quatre années de guerre civile. En quelques heures, la ville est intégralement vidée de ses occupants. Les citadins, comme les habitants des campagnes jusqu’alors non acquises aux Khmers rouges, sont déportés dans les zones les plus hostiles du pays. Travaux forcés, exécutions sommaires, famines, meurtres de masse... Dans ce désastre qui s’annonce, où plus du tiers de la population du pays sera exterminée, et où vivre se résumera simplement à ne pas mourir, rares seront les voix qui parviendront à se faire entendre. Ce livre retrace le destin de l’une d’entre elles. Celle d’une femme prise dans la tourmente d’événements qui lui échappent et pourtant l’emprisonnent, et qui puisera dans les ressorts les plus profonds de son intimité les armes d’une lutte sans merci contre les blessures de sa chair. Avec le fol espoir de vivre, pour ne pas les laisser gagner. Vivre, pour ne pas voir son propre corps disparaître. Vivre encore, juste l’instant suivant...
Éditions Léo Scheer, collection Littérature, 6 novembre 2013, 152 pages. ISBN: 978-2756104294. 18,00 €
« Aucune confiance n’était possible entre nous. On ne se connaissait pas, nos gardes se dissimulaient parmi nous pour mieux nous observer, les espions peuplaient nos rangs et certains d’entre nous étaient capables de dénoncer un voisin, un enfant, ou n’importe qui, juste pour obtenir une ration supplémentaire de riz, tout au moins nous le pensions. La peur, sans doute, de se surprendre soi-même avec une telle envie nous faisant craindre que les autres pensent de même. C’était probablement absurde. Entre avoir l’idée de faire ce que l’on réprouve et le faire vraiment, il y a un pas que finalement peu de gens franchissent.(…) J’ai d’abord cru que c’était possible et surtout facile en observant nos tortionnaires. À les voir déchaîner sans complexe une telle brutalité, tout pouvait sembler simple et naturel.(…) Si l’un d’entre nous s’effondrait, ils ne lui tendaient pas la main pour l’aider, comme je l’aurais fait si mes forces ne m’avaient pas déjà délaissée, mais à l’inverse, ils le battaient pour qu’il se lève ou qu’il ne se redresse plus jamais. Alors pourquoi pas nous ? me disais-je. Ils ne me sont pas si différents, ils pourraient être mes frères, certains furent sans doute mes amis d’enfance. Pourquoi, dans un univers où l’arbitraire et la violence triomphent, je ne me jetterais pas à mon tour sur le premier inconnu pour lui voler son repas, pourquoi je ne l’accuserais pas d’un hypothétique méfait pour qu’en récompense on m’attribue sa pitance ? Pourquoi pas moi ? »
Richard Rechtman est psychiatre, psychanalyste et anthropologue, directeur d’études à l’EHESS. Il a créé et dirige depuis 1990 le dispositif de consultations psychiatriques spécialisées pour réfugiés cambodgiens au sein du Centre Philippe Paumelle de Paris. Il est membre du Centre de Ressources Audiovisuelles du Cambodge, fondé par le cinéaste cambodgien Rithy Panh et de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris). Il a notamment publié L’empire du traumatisme en collaboration avec Didier Fassin (Flammarion, 2007).